manifester

à propos de la contribution

Démonstrations de force lors de grandes manifestations, démos médiatisées de Steve Jobs pour le lancement de produits Apple, ou encore preuves de l’existence d’armes de destruction massive en Irak à l’ONU : les démonstrations publiques sont multiformes et leurs enjeux sociaux, économiques et politiques sont considérables. Leur prégnance nous fait vivre dans des sociétés de démonstration (Rosental 2021) dont cet essai propose une exploration visuelle ciblée, en se concentrant sur l’une de leurs activités phares : manifester.

L’analyse part d’une enquête ethno-photographique sur le déroulement de la manifestation « Sciences en marche », qui a eu lieu à Paris le 17 octobre 2014, et dont le principal objectif affiché consistait à obtenir plus de moyens pour la recherche publique. Il s’agit d’une manifestation d’un type courant en France : un rassemblement pacifique, produit d’une coopération entre organisateurs et forces de l’ordre, mêlant humour, activités semi-festives et accents plus dramatiques pour tenter de susciter sympathie et compassion. Une telle mobilisation repose sur une importante infrastructure matérielle et organisationnelle, et le déploiement de savoir-faire bien rôdés (Champagne 1984, Fillieule & Jobard 1998, Traïni 2010).

Les journalistes insistent généralement plus sur la teneur des revendications et sur le déploiement des émotions et des passions que sur ces aspects pragmatiques lorsqu’ils rendent compte du déroulement des manifestations. Ce sont ces dimensions que cet essai cherche à mettre en lumière à l’aide de photographies et du format zoom.able. « Zoomer » est pris ici au sens figuré. Il ne s’agit pas par exemple de rendre visible les détails des vêtements des manifestants. Il s’agit plutôt de faire apparaître progressivement certains éléments de l’infrastructure matérielle et organisationnelle de la manifestation et des pratiques en jeu, articulés en trois couches successives. La mise en transparence des photos au fil du zoom souligne comment se superposent les diverses dimensions.

La première couche montre que la manifestation consiste fondamentalement en un parcours (représenté de manière épurée, pour en souligner le caractère générique) et en une entreprise de fabrication de témoins. En effet, il importe aux organisateurs qu’une partie au moins des journalistes relaient les revendications sous un jour favorable, et accessoirement que des passants et des riverains soient interpelés par les actions de protestation. Les regards des individus en périphérie du cortège invitent à « zoomer » sur ce qu’ils observent et à s’immerger dans le cortège.

On débouche alors sur la deuxième couche qui précise ce que l’événement donne à voir et à entendre. Trois phénomènes sont mis en évidence. Tout d’abord, la manifestation constitue un événement médiatique – les photographies soulignent les modalités du travail des journalistes et les informations qu’ils recueillent. Elle vise ensuite à montrer la représentativité des personnes qu’elle réunit, en faisant apparaitre à la fois des corps indifférenciés pour « faire masse » et une multiplicité de sous-groupes à l’aide de divers dispositifs visuels : costumes (e.g. blouses blanches de chercheurs en médecine, tenue d’académicien), accessoires (e.g. microscope du biologiste), ou encore banderoles précisant les institutions des manifestants. Enfin, diverses animations sont produites pour les médias (e.g. chants, danses, slogans, discours, sit-ins) à l’aide d’outils visuels et sonores variés (e.g. porte-voix, enceintes, sifflets, ballons, drapeaux, pancartes).

En « zoomant » encore, on atteint la troisième couche qui met en lumière une autre dimension fondamentale de la manifestation. Il s’agit d’une entreprise de gestion de l’ordre, structurée par l’action coordonnée de la police et des services d’ordre, dont différents aspects sont pris pour objets (e.g. gestion du trafic aux traversées des carrefours, maintien d’une voie de circulation, balisage permanent à l’avant du cortège, prévention des débordements aux abords des ministères). Ces pratiques et l’usage de divers dispositifs (e.g. talkiewalkies, véhicules, brassards) déterminent la structure spatiale et temporelle de l’événement.